Le projet Manta : Illusion pour les océans
Si hier, la France pouvait être considérée comme absente sur la scène océanique internationale, plusieurs projets semblent émerger devant la prise de conscience de la pollution plastique des océans. La dernière vague médiatique a permis de porter à la connaissance du monde entier l’ampleur de la pollution visible, et de mettre aussi en lumière plusieurs acteurs de l’écologie ainsi que des développeurs de solutions qui suscitent plus ou moins d’espoirs….
Dans la série des projets les plus médiatisés, un roublard des mers remporte la palme en la personne d’Yvan Bourgnon et son projet Manta. Porté depuis 2016 à travers l’association The Sea Cleaners, le skippeur franco-suisse veut construire un bateau collecteur de détritus en mer.
Ce projet pragmatique, bénéficie d’un engouement populaire et médiatique exponentiel depuis sa présentation en tant qu’invité d’honneur du Salon de l’Innovation de Genève de 2018. Il concentre tous les espoirs des français qui déplorent le manque d’engagement de leur Etat face à la problématique environnementale globale.
Ambitions et chiffres records
Ce projet ne rassemble pas moins de 7 bureaux d’études, mobilisant 37 personnes réparties dans 3 pays. Il n’en faut pas moins pour penser la conception de ce projet démesuré.
Imaginez l’équivalent d’un terrain de football, haut comme un immeuble de 16 étages, ayant un rayon d’action presque illimité, de quoi agir partout dans le monde sans contraintes pour ramasser les déchets issus des activités humaines à la surface des océans. Tout cela lui serait permis grâce à une propulsion hybride avec ses 4 voiles DynaRig spécialement adaptées et couplées à 4 moteurs électriques. Ces derniers seraient entre autres alimentés par 2 000m² de panneaux solaires déployés sur les différents ponts en plus de deux éoliennes. De quoi tenir 21 jours en total autonomie sans ravitaillement.
Un moteur thermique serait installé à bord pour pourvoir assurer à un groupe électrogène de sécurité de fonctionner en cas de soucis, qui serait alimenté par l’essence extraite par pyrolyse des déchets récoltés dont les échappements seraient contenus par un catalyseur spécialement développé pour rendre l’emprunte énergétique positive. Car oui, chaque bateau aurait la capacité de stocker 250 tonnes de déchets.
Une Calypso 2.0
En plus des systèmes de collecte et de tri qui forment l’âme de ce bateau, celui-ci serait également doté d’un outil de recherche dernier cri mis à la disposition des centres d’étude océanique et biologique marin, avec un laboratoire pouvant accueillir des scientifiques dans les meilleures conditions. En tout, ce sont 12 membres d’équipage, 12 opérateurs de collectes et de tri, 3 scientifiques et 9 passagers occasionnels qui feront vivre ce bateau. Nul n’est à douter, que d’ici sa mise à l’eau beaucoup d’autres équipements viendront agrémenter ce qui pourrait être considéré comme le successeur de la Calypso de Cousteau.
Enfin, 30 conteneurs équipés pour la pyrolyse pourraient être mis à disposition des collectivités qui voudront recycler les déchets collectés. Mieux encore, ce bateau aurait une durée de vie estimée à 30 ans et serait recyclable à 80%.
Un premier bateau aurait un coût estimé entre 25 et 30 millions d’euros pour son étude et sa fabrication, puis un coût annuel de fonctionnement d’1 million d’euros, financé à 100% par des mécènes et donateurs. Il devrait être opérationnel horizon 2021-2022 et montrerait la voie à une flotte de 100 navires repartis dans 80 pays. Telle est l’ambition d’Yvan Bourgnon, qui devait présenter le 5 juin 2018 l’avancement de son projet et ses ambitions au niveau international dans les bureaux des Nations Unies de Genève là encore.
Projet ambitieux ou mirage ?
La surexposition médiatique semble n’avoir eu que des effets bénéfiques, permettant essentiellement la montée de notoriété et la levée de fond.
Ambassade des Océans vous apporte un contre champ, devant l’hypnotisante campagne de communication qui n’a rencontré aucun esprit critique-constructif devant la faisabilité de ce projet et sa cohérence. Pourtant, à bien y regarder, plusieurs points sombres ont retenu notre attention et généré plus que des réserves autour de ce projet. Il ne s’agit pas de lui nuire, mais bien de remettre en perspective une solution qui semble dépassée d’avance devant toutes les réalités matérielles et financières.
Le premier point inquiétant est la saisie de la maquette du bateau par un huissier de justice. Celle-ci aurait été conçue après plusieurs mois de travail sur les plans du bateau par le Cabinet Perspective Yacht Design en 2016. Or Yvan Bourgnon ne se serait jamais acquitté de cette facture de 300 000 euros, le rendant coupable de contrefaçon. Le dossier a été jugé sérieux et fondé aux regards du Tribunal de Grande Instance de Rennes, ordonnant la saisie. L’éthique est essentielle pour convaincre des investisseurs, des partenaires et des mécènes en associant leur image avec un projet global. Cette révélation colportée par le journal Le Figaro, vient faire une énorme tache sur la poursuite de cette aventure.
La seconde réserve est d’ordre financière : selon certains experts les 4 voiles DynaRig coûteraient à elles seules presqu’autant que le bateau, tant les optimisations et les adaptations technologiques sont complexes et nombreuses. Ce qui rendrait le rendement bien plus complexe et difficile pour des potentiels investisseurs et ou client. De telle projets ont déjà été développés, et ont couté autour de 100-150 millions d’euros, comme le projet Faucon Maltais.
La troisième réserve est le ratio coût-efficacité. Si un bateau coûte 30 millions pour sa seule fabrication en plus d’un coût d’entretien d’un million d’euro par an, pendant 30 ans, cela représente 60 millions d’euros par bateau. Soit 6 milliards d’euros pour 100 bateaux fonctionnant à plein régime. Devant de tels chiffres ne peut-on pas estimer qu’un tel budget privé ou public ne puisse être mieux employé dans la réglementation, le reconditionnement des déchets en amont, et l’information/l’éducation publique ? Car de simples calculs viennent questionner la pertinence d’un tel investissement.
La quatrième réserve porte sur la capacité de prélèvement des macrodéchets qui ne serait pas efficace dans les conditions réelles. Un bateau pourrait donc passer 21 jours en mer, conditionné par son autonomie, pour récolter raisonnablement 200 tonnes de déchets… Une simulation simple prenant en compte les délais de ravitaillement de rotation d’équipages et des périodes de maintenance d’une semaine par mois, aboutie à 2400 tonnes extraites par an. Soit 72 000 tonnes sur la durée de vie d’un bateau. Si on concède que 7.2 millions de tonnes de déchets pourraient être extraites par 100 bateaux sur 30 ans, dans un fonctionnement optimisé et sans écueils, cela reste dérisoire devant plusieurs chiffres :
- On estime que depuis 1950, 150 millions de tonnes de déchets plastiques ont été déversés dans les océans. Sur 30 ans Le projet Manta ne viendrait extraire qu’à peine 5% de la pollution totale cumulée, honorable tout de même.
- En trente ans de collecte, au rythme où vont les choses ce sont 12 milliards de tonnes de plastiques qui auront été déversées dans les océans entre-temps. Cela réduit encore plus le ratio d’efficacité du projet Manta à 0,06%. Il faudrait 166 670 bateaux pour résorber toute la pollution passée restée en surface. Soit 10 000 milliards d’euros d’investissement à travers ce moyen-là sur 30 ans, à condition qu’ils soient tous produits la même année, et qu’aucun problème ne survienne.
Il est à rappeler que plus de 99% des déchets finissent dans les fonds océaniques, et qu’en nettoyant la surface on ne résoudrait qu’une insignifiante partie des impacts de nos déchets dans les océans et la biodiversité marine.
Cette solution partielle que présente Yvan Bourgnon pourrait n’être qu’un faire-valoir d’un modèle économique qui mise sur la non-responsabilisation des citoyens : si les citoyens ne sont pas informés, ils continuent de polluer. S’ils continuent de polluer la collectivité mondiale aura toujours besoin de bateaux pour corriger cette dérive humaine. Or si les budgets publics et privés sont investis en amont, la pollution n’existe plus, et les bateaux nettoyeurs (ou les bouées de collecte de Boyan Slat) n’ont plus de raisons d’exister…. Et le modèle économique de The Sea Cleaners s’effondrerait.
Enfin il nous appartient de répondre à un argument qu’Yvan Bourgnon met en avant, parfaitement…infondé et indigne : pointer du doigt les pays d’Asie et d’Afrique comme étant les plus pourvoyeur de déchets. Les pays occidentaux, dont les Européens, ne traitent que 20-25% de leurs déchets sur leur sol. Aussi les pays Européens exportent 87% de leurs déchets non recyclés dans ces pays-poubelles du monde, qui acceptent de se faire payer pour les stocker, mais qui ne peuvent pas plus que les autres pays du monde les recycler totalement. En résumé, les pays industrialisés exportent leurs problèmes, et développent des solutions à ces problèmes pour les vendre aux pays qui importent ces problèmes ! Un modèle économique qui a déjà fait ses preuves par ailleurs.
Exigeons de la cohérence et l’efficacité !
Depuis l’annonce de la Chine qui a mis un terme début 2018 aux importations des déchets mondiaux (57% du volume mondial), les pays occidentaux vont être mis devant leurs responsabilités et vont devoir trouver de réelles solutions en un temps record. Sans quoi chaque rivière et chaque fleuve Français et Européens connaitront le même sort qu’en Asie et en Afrique.
Vous l’aurez compris, de la même manière qu’un seul décret interdisant les pailles en plastiques ne pourra stopper la pollution des océans, les projets de certains, aussi bien intentionnés que pensés, doivent être éprouvés sérieusement, sans quoi ces pseudos solutions se transformeront très rapidement en illusion aux dommages irréversibles.
Nous ne pouvons plus accepter des communications émotionnelles à outrances qui n’ont pour ambitions que d’abuser de notre culpabilité et notre compassion. Soyons bien plus exigeants. La survie des générations futures dépend de nos décisions. Cela implique un sens critique de chaque instant.
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/06/01/01016-20180601ARTFIG00381-yvan-bourgnon-accuse-de-contrefacon-par-un-architecte-naval.php>https://www.youtube.com/watch?v=sJfqoq0-AS8&list=PL2mQ6UC1m1PmjhOr2NO2lzxxtPGb8he6z
1 commentaire
Monsieur,
Je me réjouis de lire enfin les propos de quelqu’un qui n’est pas victime du mirage Manta !
Prétendre ramasser les déchets plastiques qui envahissent les océans relève, au mieux de l’utopie, au pire de l’escroquerie. Dans le cas Bourgnon, je pencherais pour la seconde explication.
L’expression souvent utilisée de « 7eme continent » pour qualifier les déchets plastiques dérivants, si elle a le mérite de frapper les esprits et de faire prendre conscience d’une problématique bien réelle est trompeuse en ce sens qu’un public non averti imagine de vastes îlots de déchets alors que ces derniers sont, en haute mer, extrêmement disséminés. Quelles que soient les dimensions du bateau tracteur et celles du filet remorqué, la surface « balayée » restera infime par rapport à l’immensité des mers. De plus, pour être en mesure de ramasser des déchets très fractionnés, le filet devrait avoir des mailles si fines qu’il deviendrait une véritable ancre flottante, remorquable à une vitesse dérisoire et au prix d’une dépense énergétique considérable.
La solution, comme vous le soulignez, ne peut être que politique, avec le bannissement du plastique lorsque son usage n’est pas indispensable et la revalorisation des déchets « à la source » autant que faire se peut.
Bien à vous,
Gérard d’ABOVILLE
– Traversées océaniques à la rame.
– Ancien député européen (membre de la Commission de la pêche).
– Président pendant 22 ans du Conseil Supérieur de la Navigation de Plaisance.
– Capitaine pendant 2 ans du « PlanetSolar » (le plus grand bateau solaire au monde engagé dans des missions scientifiques en Atlantique et en Méditerranée).
Vous pouvez utiliser ce message à votre guise.