Parlons déchets avec Julia Bodin !
Vous êtes-vous déjà posé la question suivante : Comment seul puis je avoir un impact face à cet Everest de déchets ?
Il y a fort à parier qu’un sentiment de découragement ait court-circuité tout approfondissement de cette question tant l’ampleur de la chose est grande.
De la même manière qu’individuellement personne ne pense avoir une part de responsabilité dans cette pollution planétaire qui inonde les océans, rappelant que 80% des déchets trouvé en mer provient de l’intérieur des terres, devant le défi d’agir au singulier pour endiguer ce drame environnemental chacun se sent démuni. Or, la situation que nous connaissons à ce jour est en fait le résultat d’action individuelle générée par autant d’hommes et de femmes qui consomment sans se poser de question. Ce n’est pas une leçon de morale, car nous sommes tous concernés. L’absence d’informations et relais médiatiques sur l’impact de nos modes de productions et d’informations ont participé à nous maintenir dans l’ignorance et l’inaction.
La montée en puissance des campagnes de communication de plusieurs ONG devant l’aggravation de la situation a permis de briser cet état d’ignorance, ce qui a eu pour conséquence de susciter des prises de consciences et des passages à l’acte. Des actions premières souvent individuelles dans un premier temps, avant d’être soutenues, reprises voire partagées collectivement. Nettoyage de plage, de port et zones littorales en tout genre, inventions de collecteurs de déchets en mer, de filet filtres sur les différents fleuves et rivières pullulent aujourd’hui. Avec une certaine popularité. Nous pouvons nous en féliciter car ces initiatives réconcilient les individus avec leur responsabilité, si l’on considère le concept de la responsabilité comme étant aussi et avant tout la capacité d’agir. Plus loin encore ces initiatives créent une synergie d’actions individuelles pour les transformer en actions collectives avec un bénéfice collectif. La mécanique s’inverse.
Pourtant cet état actuellement présenté ne permet qu’un statut quo. Nettoyer les déchets ne répond aucunement à la promesse de moins polluer. Les pollueurs inconscient ou con et scient, pourront se dire que leur geste n’aura pas de conséquence fâcheuse grâce à l’existence et la multiplication d’actions de ramassage qui résorbera à un moment donné leur incivilité. A bien y repenser c’est le même modèle qui est empiriquement fondé dans nos sociétés modernes, à savoir le ramassage des ordures organisées par les collectivités… En résumé ces actions viennent avaliser et soutenir un mode de vie insouciant et déresponsabilisant.
Ailleurs des initiatives moins connues émergent pour venir cette fois ci travailler sur le long terme… faire prendre conscience aux acteurs économiques de leur intérêt de réduire leurs déchets… en amont !
C’est la spécialité de Julia Bodin, une française de 31 ans installée en Suisse diplomée en sciences de l’ingénierie de l’environnement à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Elle nous explique son approche plus que complémentaire : « À la fin de mes études je suis partie en Israël pour mon projet de Master où j’ai étudié la résilience des coraux de Mer Rouge aux changements climatiques et à l’acidification des océans. Un travail passionnant auprès de personnes géniales […] Je voulais être au chevet de la planète, ce magnifique berceau qui nous héberge, qui nous nourrit. Au moment de Pessah, fête religieuse d’une semaine, la moitié de Tel Aviv est descendu à Eilat et s’est installé sur les plages habituellement désertes. À la fin de la semaine, quand tout ce
monde est parti, j’ai découvert l’horreur de l’empreinte plastique de l’homme sur la nature. Des semaines durant nous avons retrouvé des déchets sur les plages et dans l’eau. Une vision d’horreur, un cauchemar ».
C’est l’illustration ci du concept du « TOV » en hébreu, qui ne se réduit pas à définir le bien ou le bon, mais qui veut plutôt dire « complet », en ce sens que le bon peut générer le mauvais et aussi que du mauvais peut émerger le bon. Ce qui aura été une première prise de conscience « quant à la pollution plastique dans les océans et notre responsabilité face à celle-ci ».
De cette expérience Julia Bodin s’est consacrée à faire un travail de recherche sur les microplastiques dans l’eau. « Nous cherchions à décrire la capacité de ces particules à entrer dans les tissus biologiques et à véhiculer des polluants directement dans l’organisme. Cette recherche n’a malheureusement pas abouti mais tout le travail bibliographique que j’ai fait m’a permis de prendre une deuxième fois conscience de l’ampleur du problème et de l’urgence d’agir. »
Après plusieurs collaborations avec des ONG dont Ocean Innovation Tour, la française a franchi le pas de combiner sa passion, ses convictions, sa formation d’ingénieur en environnement et ses connaissances sur la pollution plastique pour créer un projet, son projet, Let’s Talk Waste (Parlons Déchets). « Sa mission est de couper la pollution plastique à la source de nos habitudes de consommation et de conception. Je souhaite agir à la source de cette pollution pour que les efforts de nettoyage qui se mobilisent déjà puissent enfin être efficaces ».
En Suisse, comme en France, les effets de la consommation ont des conséquences sérieuses et comparables sur l’environnement ; « La Suisse est l’un des plus gros producteurs de déchets au monde et le champion d’Europe avec 700 kg de déchet par habitant et par année. Par ailleurs, la Suisse recycle aujourd’hui 52% de ses déchets contre 43% en France : pas si mal ! Il y a beaucoup d’amalgames en Suisse, de galvanisation du mot « recyclage » et de déculpabilisation : « c’est ok de consommer tant que je recycle ». Par exemple, seul 10% du plastique produit depuis que nous avons commencé notre folie plastique a été recyclé et une nouvelle bouteille de boisson en PET ne peut pas, pour des raisons d’hygiène alimentaire, être composée de 100% de plastique recyclé. En Suisse, la loi prévoit un maximum de 30% de plastique recyclé dans une nouvelle bouteille destinée à un usage alimentaire. Pourquoi ? Parce que le plastique est une éponge et peut absorber toutes sortes de produits chimiques et d’odeurs lors de sa précédente utilisation et que ce serait dommage d’avoir de l’eau gazeuse au vinaigre ou à la javel »
Lorsqu’on lui demande quelle est son message, cette entrepreneuse répond avec enthousiasme : « De par mon histoire je parle beaucoup de plastique car on en utilise beaucoup et on en rejette quand même 8 millions de tonnes par année dans les océans. Les conséquences de cette pollution sont catastrophiques et on ne voit que le bout de l’iceberg pour le moment. Si nous savons déjà que nous consommons en moyenne 5gr de plastique par semaine soit une carte bleue, nous ignorons les effets que cela aura sur notre santé. Tout est à découvrir mais je suis prête à parier que ce ne sera pas très joyeux. Je parle aussi de Tetra-Pak et de Nespresso car ce sont des cas très spécifiques et épineux.
Quant à la méthode si elle pourrait surprendre d’un point de vue académique, elle est véritablement un levier pédagogique efficace : « Je fais le pari que c’est par le jeu, l’exemplarité et l’inspiration que l’on peut toucher au mieux les gens car en chacun de nous dort un esprit d’enfant et qui mieux que l’enfant pour guider l’adulte sur le chemin d’un meilleur traitement de la planète ! J’ai donc créé deux jeux de plateau qui sont extrêmement intuitifs et simples mais qui amorcnte une vraie discussion de fond sur les déchets, leur impact et les solutions. Un vrai plaisir et une discussion étoffée garantie à chaque fois ! […] Je raconte des histoires, je touche les gens dans les questions qu’ils se posent tous les jours : « et ce déchet j’en fait quoi ? » C’est hallucinant la vitesse à laquelle les questions fusent quand je parle de mon projet dans des petits cercles de personnes, dans mes conférences ou dans mes interventions en entreprise. Nous capitalisons ensuite sur la prise de conscience et les émotions qui émergent lorsque l’on passe 1h ou 2h à ramasser le cheni des autres en échangeant sur des outils pratiques de traitement et de recyclage du déchet et passant par une réflexion sur les alternatives (bouteille en inox, paille en bambou, lingette en coton, beeswrap, etc.). […] Les réactions sont bonnes et enthousiastes. Chaque personne repart avec un apprentissage, une réflexion ou une idée d’action pour améliorer son empreinte déchet. Pour la petite anecdote, j’ai été surprise de la profondeur de la réflexion chez mon premier client professionnel et de son désir de comprendre aussi l’impact de ses produits. Tellement, qu’ils ont fait revenir Let’s Talk Waste 3 fois pour échanger sur le sujet et réfléchir à une refonte de certains produits de leur gamme pour être circulaire. »
Devant la question de savoir si les bouteilles en inox, paille en inox ou en bambou, sneakers en plastique … ne sont pas des camouflets en mode type greenwashing, elle répond avec la plus grande sérénité : « Tout dépend comment on en fait usage. J’ai des objets zéro déchets qui ont déjà plusieurs années à leurs actifs et qui fonctionnent encore parfaitement […] Quand j’envisage d’acheter un nouvel objet je me pose d’abord la question « est-ce que j’en ai vraiment besoin ? » Évidemment ça ne fonctionne pas tout le temps, mais ça m’évite pas mal de décisions de consumérisme de base. Mais le risque est bien réel. Il faut se poser la question du cycle complet de vie de l’objet : un mug en bambou peut être facilement utilisé 2 à 3 années. Si l’on consomme 5 cafés par semaine, on évite 520 à 780 tasses jetables par an. Les ressources nécessaires pour produire 520 tasses jetables, les véhiculer jusqu’au lieu de consommation, les véhiculer jusqu’à l’incinérateur et les bruler sont largement supérieur à celles nécessaire pour les mêmes étapes pour un mug en bambou. Il faut juste éviter de renouveler son mug en bambou tous les 4 matins et les fausses bonnes solutions. Le tout dans cette ambition de couper le plastique à la source de nos habitudes n’est pas de supprimer le plastique et de consommer des sacs en papier ou des sacs biodégradables tour de bras. Il s’agit bien de supprimer un maximum d’objet à usage unique ou limité. Un sac biodégradable nécessite des ressources pour être produit, a une empreinte carbone et fini souvent à la poubelle et donc ne retourne même pas nourrir nos terres. Alors pourquoi ne pas opter pour une solution longue durée ? »
Une détermination et un pragmatisme qui font sens. C’est avec ces qualités et beaucoup d’enthousiasme que Julia Bodin a d’ailleurs obtenu le 1e prix du Jury au Social Impact Award Switzerland en octobre 2018. Une validation collective de son approche mais plus que cela, « un gage de confiance, une reconnaissance » selon elle. Car il s’agit bien ici d’une approche disruptive qui est au bénéfice des entreprises quel que soit leur taille. Accompagner les entreprises à prendre conscience que, non seulement cela coûte à l’environnement et à l’intérêt général de produire avec une vision courte-termiste, mais qu’en plus que cela leur fait perdre des profits sur le long terme, n’est pas une chose aisée. Pourquoi ? car cela vient bouleverser les croyances et le confort de ceux qui y croient.
En ce sens l’approche pionnière de Julia Bodin peut apparaitre comme un sacerdoce au service de l’intérêt général, en ce sens qu’elle entame une action que personne n’a osé faire jusqu’à maintenant : convaincre les acteurs privés…. En amont ! Un courage qui mérite d’être souligné, et une pugnacité qui mérite d’être encouragée afin que son action agisse au-delà des frontières !